ARSENE ϟ caresses et coups de poing dans la gueule

« ▬ Tu sais Morgane, c’est pas ma faute à moi. C’est pas ma faute si ta mère est plus là, c’est elle. Elle aimait la terre ferme, moi la mer. Pourtant dieu que je l’adorais cette femme ! Belle comme une bouteille de rhum bien pleine ah ah ! Mais on n’était pas fait pour rester ensemble. Alors elle est partie, cette salope. Elle est partie et moi je me retrouve avec deux putains de marmots sur les bras. Sale chienne va ! J’suis pi … pirate moi ! Pas nounou, merde quoi ! Hein ? Qu’est-ce que tu fous encore là toi, moucheron ? Allez dégages, tu gâche le goût du saké ! »

Tu le regarde sans mot dire, cet homme, ton père. Devenu cette espèce d’épave imbibée aux propos irrationnels et à l’haleine puante. Tu fronces le nez. Ça sent mauvais ; comme toujours. T’aimes pas le rhum, ça rend ton père toujours tout bizarre. Des fois il est tout gentil et un peu triste, il parle alors beaucoup de maman – toujours de maman, toujours. Et puis la seconde suivante, il s’énerve, il te chasse, il te jette des bouteilles vides à la figure. Puis après il pleure, parfois. Pas toujours. Le plus souvent il finit par s’évanouir après avoir dégobillé et il faut nettoyer derrière lui. Tu lui as déjà demandé d’arrêter, mais rien à faire. Il ne veut pas. Un pirate sobre ? Ça n’existe pas voyons ! Et puis ton père, il aime trop ça. Il dit que l’alcool c’est fantastique, que ça permet d’oublier tous ces soucis. Et il en a beaucoup apparemment, vu la vitesse à laquelle les réserves de rhum se vident. Ça fait pas mal enrager Yorik le cuisiner à la bedaine débordante d’ailleurs. Mais Yorik ne dit rien, parce que papa c’est le capitaine. Et on peut jamais rien dire contre le capitaine, sinon il te largue par-dessus bord et puis basta, à la revoyure matelot !

Tu fais demi-tour. T’as envie de sortir. La moiteur humide et nauséabonde de la cale te donne envie de vomir. Ton père rond comme une quille te fait un peu honte, comme à chaque fois. T’as pas envie de le voir se mettre à pleurer sur ton épaule comme l’autre fois. Tu l’entends murmurer ton prénom, ou plutôt le prénom de cette femme. Ta mère. Morgane. Tu serres les dents. Ton nom c’est pas Morgane, t’arrêtes pas de le dire pourtant. Il n’y a que ton père qui t’appelles encore comme ça, tous les autres sur le navire savent que t’aimes pas du tout. Arsène, ce n’est pourtant pas difficile à retenir. Mais non, il t’appelle Morgane. Comme l’autre. Maman pourtant, t’as pas trop de souvenirs d’elle. Apparemment elle est partie juste après ta naissance. C’est sûr que vivre avec des pirates, c’est pas toujours facile. Mais toi tu t’en fiches, t’as Killian. Et puis ton père aussi, même si le plus souvent il est assez énervant. Bourré les trois-quarts du temps, mais en dehors de ça, il peut être sympa. Quand il ne te gueule pas dessus pour que t’arrêtes de faire l’imbécile sur le grand mât. Mais t’y peux rien, t’aimes trop grimper là-haut maintenant que Killian t’as appris comment vaincre ta crainte du vide.

Tu souris, t’accélères le pas. Tu veux voir Killian, aller jouer avec lui. Killian ; ton grand-frère. Killian lui, il a connu maman. Mais il n’aime pas trop en parler. Il dit qu’il lui en veut d’être partie. Toi tu t’en fiches. Tant que Killian ne part pas, tu t’en fiches de tout le reste. Il est beau Killian, bien plus que tous ces poivrots qui servent d’équipage et qui sont tous marqués par une vie passée à piller, se battre, boire et naviguer. Mais Killian lui, il est encore jeune. Il est beau, et c’est ton frère. Tu le partageras jamais avec personne d’autre, parce que Killian, il te protégera toute la vie. C’est lui qui l’a dit. Et Killian n’est pas un menteur, jamais. Killian il a déjà douze ans ; toi t’en as neuf. T’es petite, mais t’as déjà une sacrée grande gueule, du moins il paraît. C’est Nolan qui dit toujours ça en souriant quand tu viens lui demander de t’apprendre à diriger le bateau. Nolan il est gentil, c’est lui qui s’occupe de gérer le navire et l’équipage quand ton père est évanoui au milieu de cadavres de bouteilles et qu’il ronfle tellement fort qu’on ne peut plus le réveiller. Nolan c’est aussi le navigateur. Il connaît plein de choses sur l’océan. Il sait tracer des cartes et lire les nuages dans le ciel pour prédire le temps. Quand il n’est pas trop ivre, ton père dit toujours en rigolant que malgré que leur équipage ne soit qu’un ramassis de clochards imbibés et misérables, ils ont la chance d’avoir le meilleur navigateur de tout South Blue.

Plus tard, tu veux faire comme Nolan toi aussi. Tu veux apprendre à comprendre les vagues et le vent ; tu veux savoir dessiner des îles et trouver ton chemin n’importe où ; tu veux pouvoir diriger même le plus gros bâtiment en jouant avec la barre comme si c’était rien du tout, peu importe les éléments déchaînés autour de toi. Nolan dit qu’il t’apprendra. Mais plus tard, pour l’instant t’es trop petite Arsène, tu sais bien. Alors tu boudes, tu gonfles les joues et croises les bras et tu tires la langue. Tes mimiques font bien rire l’équipage. Au fond, c’est peut-être un peu étrange d’élever deux enfants sur un navire pirate, mais ce ne sont pas de si mauvais bougres, du moment que tu ne touches pas à leur bouteille de rhum. C’est même amusant de vivre ainsi, même si parfois tu regardes les enfants dans la rue, tu te dis que ce n’est pas normal. Mais t’oublies bien vite, parce que toi au moins, tu vis sur l’eau. Il n’y a rien de plus beau à tes yeux que ça ; l’océan. L’océan, si vaste que t’as l’impression qu’il n’a pas de fin, éternel. C’est aussi à cause de la mer que tu sais que tu ne pourras jamais t’en aller, même si tu le voulais.

T’es comme ton père au fond, t’es amoureuse. Amoureuse de l’océan.

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« ▬ Là comme ça Arsène. Tu vois l’aiguille ? Elle t’indique la direction à suivre. Ici ça ne marche pas. Il faut aller sur Grand Line. Là-bas, la mer est tellement imprévisible que tout ce que t’auras appris ne te servira à rien. La seule chose à laquelle tu peux te fier, c’est cette drôle de petite boussole. On appelle ça un Log Pose. Et ton instinct. Toujours ton instinct, lui ne te trahiras jamais. Tu le veux ? Tiens gamine, c’est cadeau. »

Log Pose. Du haut de tes treize ans, cet objet sonne comme quelque chose d’incroyable, de magique. Log Pose. Avec lui s’annonce la promesse, qu’un jour tu iras là-bas. Sur Grand Line, jusqu’aux eaux traîtresses du Nouveau Monde. Tu iras là-bas et plus loin encore, tu iras découvrir toutes ces merveilles qui se cachent derrière l’horizon et qui pour l’instant, paraissent tellement inaccessible. Mais il faut attendre. Devenir plus forte. Mieux comprendre l’océan. Un jour tu iras, c’est certain. Mais pas tout de suite. Ton père ne veut pas. Il a peur. Sven Pendragon, c’est rien qu’un trouillard en fin de compte, tu t’en rends compte. Tu l’aimes bien, certes. T’as l’habitude, après tout il t’a quand même élevé et aimé, même si c’est à sa manière. Mais tu ne peux pas rester avec lui. T’as envie de plus toi. Tu veux partir, voir le monde. T’as pas peur toi, tu t’en fous. T’es jeune, insouciante et rêveuse. Tu t’en fous si tu risque ta vie, si tu te prends des coups. T’as treize ans et toujours ta grande gueule. T’es qu’une sale gosse après tout. Alors tu partiras. Avec Killian, sûrement.

Tu baisses les yeux. Killian, tu l’aimes toujours. Mais il a changé. Il est différent maintenant. Parfois il reste tout seul dans son coin, à ruminer des choses dont il refuse de te parler. Il s’énerve beaucoup plus contre papa aussi. L’autre jour il l’a même frappé. C’était pourtant pas sa faute, il t’avait dit de rester cacher sur le navire, mais t’en n’as fais qu’à ta tête, comme toujours. T’es sorti de ta planque et les pirates – les autres, ceux qu’on essayait de mettre en déroute – t’ont vu. La balle n’a fait que t’effleurer pourtant, mais t’avais encore jamais vu Killian aussi furieux. Tu te frottes l’épaule. La brûlure laissée par le coup de feu est parti depuis longtemps, et ce vieux souvenir ne te fait même pas frissonner. Le regard qu’avait Killian en revanche, si. Clairement, ton frère est bizarre en ce moment. Mais tu ne comprends pas ce qui lui arrive. Dès que t’essaie de parler, il se replie, se renferme et esquive tes questions.

Killian t’inquiètes, mais pas suffisamment pour que t’insistes. T’as d’autres préoccupations après tout. Comme ton apprentissage par exemple. Nolan a finalement cédé, il t’enseigne la navigation. C’est compliqué, mais tellement passionnant que ça vaut bien quelques heures sacrifiées à parcourir des pavés entier sur le sujet. Tu voudrais apprendre la cartographie aussi, mais pas tout de suite. Chaque chose en son temps, dit toujours Nolan. T’apprends à te battre aussi. Avant tu t’entraînais avec Killian, sous le regard intransigeant quoiqu’un peu embué d’alcool de ton père. Mais comme Killian parle plus à Sven, tu te débrouilles toute seule avec ton père, quand il a le temps et les idées suffisamment en place.

Tu frappes, tu t’acharnes, tu rates, tu t’énerves, tu grinces des dents, tu recommence, tu chiales parce que c’est trop dur et que t’en as marre, tu recommences, encore et encore sous les insultes et les railleries paternelles. C’est sa façon de t’encourager. Tu t’écroules, t’as les poings en sang et le cœur qui bat la chamade. T’as mal, t’en peux plus, tu pues la sueur et t’es trempée. Mais tu te relèves, tu continues, tu persévères. Aujourd’hui tu souffres. Le lendemain, t’as un peu moins mal. Le jour suivant, tes coups sont plus forts. La semaine d’après, tu tâtes tes muscles naissants avec satisfaction. Tu t’endurcis, doucement, sûrement. Un mois plus tard, t’enchaînes les frappes et tu t’évanouis même plus à la fin. Tu grandis, tu deviens un peu plus forte. Juste un peu. Ça viendra d’ici quelques années. Ton père boit toujours, mais maintenant il t’insulte plus quand tu rates un mouvement. Killian fait la gueule, tapis dans l’ombre, il t’observe et ses yeux brûlent. Mais t’as treize ans, t’es qu’une sale gamine, tu ne comprends pas alors tu t’en soucies pas.

T’as tord. Tu vas amèrement regretter ton égoïsme et ton aveuglement, mais tu ne le sais pas encore.

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« ▬ Laisse tomber, tu peux pas comprendre. Je n’ai pas envie de vivre comme ça Arsène, tu comprends ? Le vieux n’est rien de plus qu’un déchet soûlard qui rester terré dans son navire miteux. Je ne veux pas finir comme ça, moi. Je voudrais que tu viennes avec moi tu sais, mais tu ne viendrais pas, je m’en doute. Il t’a contaminé avec ses conneries. Regardes-toi Arsène. T’es une jeune fille putain, fous pas ta vie en l’air pour un truc pareil. Viens avec moi petite sœur. »

Tu pleures. T’as mal, atrocement mal. Juste là, au-dessus de la poitrine. Tu cris, tu hurles, tu supplies, t’implore. Tu chiales comme un bébé, mais pour une fois tu t’en fous. Toi qui faisais toujours la fière et la forte, voilà à quoi t’en es réduit. A genoux en train de geindre. Mais rien n’y fait, il ne changera pas d’avis. Tu t’énerves, tu bouillonnes. Il a pas le droit de t’abandonner, il n’a pas le droit de te laisser toute seule. Mais t’as beau tempêter haut et fort, gémir avec tes yeux rouges et tes joues sales mouillées de larmes, il s’en va quand même. Un dernier regard et Killian a disparut. Killian n’est plus là. Killian, Killian, Killian … tu ne comprends pas. Tu ne sais pas quoi dire, quoi faire. Alors tu exploses. T’en en colère, tu souffres. Tu frappes, tu hurles à t’en faire péter les cordes vocales. Tu veux plus jamais le voir, tu lui promets que tu le tueras, mais tu sais bien que ce n’est pas vrai. T’aime trop Killian pour lui faire de mal. Tu pleures, encore. Ça faisait longtemps que t’avais pas versé autant de larmes. La dernière fois, t’étais une gamine.

Aujourd’hui t’as dix-sept ans, t’es une femme ou presque. Une pirate, une vraie voilà ce que t’es. Une pirate qui vient de perdre son frère, son meilleur ami, son allié, son confident. T’es toute seule et c’est putain de douloureux. Tu traînes des pieds, tu rumines ta colère et ton chagrin. Tu percutes un poivrot. Il n’a pas le temps d’ouvrir la bouche que déjà ton poing percute son nez. Son visage en sang te soulage, un peu. Pas assez. Tu frappes encore, histoire de lui faire fermer sa gueule. T’es en colère, t’es qu’un ramassis de violence et de tristesse. Tu souffres, alors tout le monde souffrira aussi. Tu ne te reconnais plus ; où est passée la petite fille curieuse qui cavalait partout et harassait les gens avec ses questions incessantes ? Partie. Comme Killian. Maintenant t’es grande, tu sais te défendre et rendre les coups. Tu cherches les problèmes, tu trompes tes ennuis en te bastonnant dans chaque port où mouille le navire. Tu goûte pour la première fois au rhum. C’est vrai que c’est bon en fait. Au bout de la troisième chope, t’as la tête qui tourne et les sens perturbés. T’oublie Killian, ton père, l’océan, tout. T’oublies tout et tu sombres doucement.

Tu mets le temps, mais finalement t’arrive à t’en remettre. Killian te manques toujours autant, mais t’arrive à ne plus trop y penser. Tu te calmes, tu prends le temps de regarder la mer et d’écouter le fracas des vagues contre la coque. L’océan t’apaise ; doucement. Tu te sens mieux. Et tu sais que c’est l’heure. Toi aussi tu dois partir. Bientôt. T’es devenue assez débrouillarde et agile pour t’occuper de toi toute seule. Tu sais naviguer et tes cartes commencent à ressembler à quelque chose de compréhensible, enfin. T’as un peu d’argent. Pas grand-chose, mais ça suffira pour commencer. Tu hésite un peu quand même. Papa est vieux, il fatigue. Il est tout le temps imbibé maintenant. Même Nolan n’arrive plus à le raisonner. Au fond de toi, tu ne sais pas. T’as pas envie de les laisser comme ça. Mais en même temps … en même temps, tu n’en peux plus. South Blue t’écœure, t’as besoin de changement. Et puis au fond, Killian t’obsède toujours autant. Tu veux le retrouver. Même s’il ne reviendra pas, tu veux au moins le revoir.

Finalement tu te décides. Tu pars. T’as dix-huit maintenant. Tu prends tes affaires, tu serres les gars dans tes bras. T’embrasses ton père, même s’il ne se rend pas compte que t’es là. Nolan te souhaite bonne chance. Yorik te donne un sac de vivres. Tu restes un moment sur le quai, regardant le navire s’éloigner. Tu ne sais pas encore si tu les reverras un jour ; probablement pas. T’es là, toute seule, t’as aucune de ce qui t’attends. Tu souris, t’es heureuse comme tu l’as pas été depuis longtemps. Depuis le départ de Killian – Killian, toujours Killian, encore Killian. T’avances, tu ne sais pas où tu vas ; mais t’y vas quand même.

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« ▬ Je te regarde, grand Seigneur. Assis là sur ton échafaudage, tu ne perds pourtant rien de ta puissance. Tu souris, tu n’as pas peur de la mort. Je t’admire tu sais. Un jour je serais comme toi. Même si je suis une femme, ça ne m’empêchera pas de devenir quelqu’un. Je serai libre sur les flots, plus libre que quiconque. Ton trésor ? Oui pourquoi pas … ça pourrait être une chouette aventure après tout. Meurt en paix Gold Roger, tu as fais ce que les hommes rêvent tous de faire ; conquérir le monde. Le Roi est mort, vive le Roi. »

Tu regardes la foule euphorique, tu écoutes les hurlements de joie. Le roi est mort, vive le roi. Tu portes le goulot de la bouteille à ta bouche, avale une lampée. Tu ressembles à ton père ainsi. Tu captes brièvement le regard d’un rouquin flanqué d’un chapeau de paille. Triste, contrairement à tous les autres. Toi tu ne ris ni ne pleure. Tu es venue voir le Seigneur des Pirates à son apogée, te voilà satisfaite. Tu bouscules légèrement un pauvre trop enthousiaste pour te remarquer. Tu fais sauter la bourse dans ta main avec un rictus satisfait. Ça fait toujours ça de pris. Tu repenses à tes débuts, quand t’as commencé à voler. T’étais nulle à l’époque, tu t’es fais pincé plus d’une fois ; heureusement, tu t’en es toujours sortie, plus ou moins facilement. T’as appris de tes erreurs. Tu sais te faire discrète et rapide. T’évites de viser trop haut, car tu sais que t’es pas encore suffisamment douée pour prendre des risques. Quelques liasses de billet dérobé dans le portefeuille d’un insouciant aveugle suffissent à te nourrir. Tu n’es guère exigeante de toutes manières.

Au début ce n’était pas facile. Aucun équipage ne voulait de toi ; pas de femmes à bord, c’est la règle ! Les pirates sont de fichus superstitieux. Alors t’as pris ton mal en patience, tu vivais d’abords dans la rue, comme une clocharde. T’as connu la faim, la terrible faim. Celle qui vous ronge les entrailles et vous rend trop faible pour tenir debout. T’as connu le froid, celui qui s’infiltre sous la peau et frigorifie jusqu’aux os. T’as connue la maladie, celle qui vous fait croire que votre dernière heure a sonnée. Tu t’en es sortie, finalement. T’as bossé comme serveuse dans un bar miteux ou les filles de joies te regardent de haut parce que toi t’es moche et où les poivrots te mettent la main aux fesses tant et tant qu’au final, t’as même plus la force de distribuer des mandales. Tu gagnais un salaire de misère et tu dormais avec les rats dans la remise ; mais t’étais vivant et tu t’en sortais. C’était déjà ça.

Finalement, t’en as trouvé un. Un petit équipage, qui accepta de te prendre par défaut. Ils avaient besoin d’un navigateur, tu voulais revoir l’océan. On t’a d’abords mit un peu à l’écart, pas grave. T’étais enfin dans ton élément, sur l’océan. T’étais de nouveau heureuse. Avec le temps, t’as fais tes preuves. Tu te bats comme un homme, tu ris de leurs blagues salaces et t’es toujours la dernière à tomber lors des beuveries. Tu trouves ta place, peu à peu. Tu récoltes des ecchymoses, des cicatrices. Ton corps se forge. Ta poitrine grandit, un peu – juste un peu. Tu regardes les hommes différents. Le capitaine te jette des coups d’œil en coin. Tu bois un peu plus que tu ne peux en supporter. Ta bouche rencontre par erreur celle du capitaine. Tu te réveilles nue dans ses draps tâchés de ton sang de vierge. T’es une femme maintenant. Le navire avance vers East Blue. Tu t’engueules avec le capitaine, tu crois que parce que tu couches avec lui, ça te donne tous les droits. L’équipage te largue sur une île dont tu ignores jusqu’au nom. Tant pis. Tu t’en fous – toujours. Tu traînes ta carcasse dans les rues. Tu traces des cartes pour tromper le temps. T’attends qu’il se passe quelque chose n’importe quoi.

T’as vingt ans ; ta vie prends brusquement un nouveau tournant. Le Roi des pirates est mort. Juste là. Sous tes yeux fascinés. Ton cœur bat comme jamais, t’as l’impression de vivre l’expérience la plus intense qui soit. Tu caresses le Log Pose de Nolan accroché à ton poignet. Tu sais ce que tu dois faire ; Grand Line. Tes vieux rêves d’enfant te rattrapent. T’as plus qu’une envie, y aller. Et tu iras, quoiqu’il t’en coûte et peu importe le temps que cela prendra. Tu iras au bout du monde.

Le temps passe. Tu parcours East Blue en solitaire ; tu traces des cartes, toujours. T’as des nouvelles de Killian. Un jour dans le journal tu vois sa photo. Il est devenu marine, colonel même. Le fils de pirate, au service de la Justice. Ironique, risible. Traître. Tu ris jaune, mais t’es contente de voir qu’il va bien. Même s'il chasse tes semblables maintenant. Tu sais ce que ça veut dire ; un jour toi aussi, il te traqueras. Sûrement. Il te manque, encore et toujours. Un jour, tu trouves un fruit. Coup du hasard ou destin, t'es pas vraiment certaine de savoir. N'importe qui aurait put le trouver, mais ce fut toi la première. Bizarre. Étrange. Tu goûtes, tu t’étouffes et tu recraches en pestant. Horrible, insupportable. Tu n’arrives même pas à comprendre comment un agrume peut avoir un goût aussi affreux. Tu hausses les épaules, tu oublies. Jusqu’au jour où tu t’enflammes, une fois de plus. Sauf que cette fois, t'as fais quelque chose que tu n'oublieras jamais. C'était pas ta faute, tu savais pas ; tu revois encore ce liquide fumant s'échapper de tes poings serrés pour s'attaquer à la peau de tes adversaires ; leurs cris de douleur, leurs yeux envahit par la terreur. Tu ne comprends pas, tu paniques. Ton corps soudain te terrifie. Puis tu remarques que ce n’est pas dangereux ; pas pour toi du moins. Tu ne souffres pas, au contraire t’es bien. Cela faisait longtemps que tu ne t'étais pas sentie aussi sereine. Tu te sens forte, puissante. Invincible. C’est grisant comme sensation. Effrayant.

Plus tard, t’apprends auprès d’un ancien pirate qui n’a plus un chicot dans la bouche ce qui t’arrive. Fruit du démon ; jusqu’ici tu croyais que c’était que des légendes ces trucs. Mais voilà, t’en as mangé un. T'es devenue une maudit des flots. Le fruit de l'acide. Un paramecia plutôt puissant, mais un peu trop dangereux à ton goût ; ardu à maîtriser aussi. Cette nouvelle capacité, elle te fait peur, même si t'ose pas l'avouer. T'as pas le droit d'avoir peur, et surtout pas de toi-même. C'est comme te mettre une bombe entre les mains qui peut exploser à tout moment et que tu ne sais absolument pas contrôler. T’apprends à le maîtriser, maladroitement. Le vieux accepte de te filer un coup de main. Ah ce n’était pas facile au départ ! Plus d’une fois, tu as dissous la baraque sans le vouloir avec ton corps corrosif. Finalement tu réussi à te contrôler … un peu. Suffisamment du moins pour ne plus provoquer des catastrophes à chaque fois que tu te mets en colère. Tu remercies le vieux, tu t’en vas avec ton objectif en ligne de mire ; Grand Line.

Tu t’appelles Arsène, vingt-deux ans, pirate de profession. Tu ne sais pas où tu vas, mais t’y vas quand même. Et avec le sourire.

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